I
Très grande fut la colère de l’Ennemi quand Jésus Notre Sire fut venu en enfer et en eut fait sortir Ève et Adam, et tous ceux qu’il lui plut.
— Quel est Celui-ci, qui nous surpasse tant que notre force ne peut rien contre lui ? se demandaient les démons, étonnés.
— Rappelez-vous, dit l’un d’eux, que les prophètes avaient annoncé depuis longtemps que le Fils de Dieu descendrait sur la terre pour sauver les enfants d’Ève et d’Adam. Et maintenant Il est venu et nous a arraché ce que nous avions conquis. Désormais il suffit que les hommes se lavent en une eau au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit pour que nous n’ayons plus aucun droit sur eux, à moins que leurs œuvres ne nous les ramènent. Encore le Fils de Dieu a-t-il laissé des ministres qui ont pouvoir de les sauver de nous, quels que soient leurs péchés, pourvu qu’ils s’en repentent. De la sorte, nous avons tout perdu.
Alors un des Ennemis reprit :
— S’il y avait sur la terre un homme qui fût dévoué à nos intérêts autant que s’il était des nôtres, et qui fût doué de notre science des choses faites, dites et passées, il nous aiderait beaucoup à tromper les fils d’Ève et d’Adam, car il gagnerait sur eux une grande autorité. Or, n’est-il pas l’un de nous qui peut prendre semblance d’homme et féconder une femme ? Qu’il le fasse, et l’être engendré de lui, participant de notre nature, nous secondera puissamment.
Ainsi parlait l’Ennemi. Mais il était bien fol quand il croyait que Notre Sire lui permettrait d’engeigner à ce point l’homme de Jésus-Christ.
II
Or, dit le conte, il était en ce monde une pucelle qui n’avait plus ni père ni mère ; mais elle avait un confesseur et elle croyait tous les conseils que lui donnait ce prud’homme : aussi allait-elle dans la droite voie. C’est elle pourtant que l’Ennemi choisit.
Il lui envoya une vieille femme qui obéissait toujours à ses ordres.
— Qu’il est triste de penser que votre beau corps engendré n’aura jamais de joie ! dit-elle à la pucelle. Ah ! si vous saviez le plaisir que nous avons quand nous sommes en compagnie de nos amis ! N’eussions-nous que du pain à manger, nous serions plus aises que vous avec tout l’or du monde. Elle est à plaindre, la femme qui n’a commerce d’homme !
Quand la nuit fut venue et qu’elle fut se coucher, la pucelle regarda son beau corps et elle pensa que la vieille avait peut-être raison. Mais le lendemain elle conta tout au prud’homme, qui lui montra que l’Ennemi était autour d’elle. « Garde-toi surtout de te mettre en colère et de te désespérer, lui dit-il ; fais le signe de la croix en te levant et en te couchant, et prends garde d’avoir toujours de la lumière, la nuit, dans la chambre où tu dors, car le diable ne vient pas volontiers où il y a de la clarté. » Et quand l’Ennemi sut les avis que le prud’homme donnait à la pucelle, il eut grand’peur de la perdre et il songea comment il pourrait la gagner.
Elle avait une sœur cadette qui vivait mal et qui s’abandonnait à tous les hommes. Un samedi soir, la pucelle vit entrer cette fille dans son logis avec une troupe de garçons : elle se mit en colère et la voulut jeter à la porte, mais la cadette lui répondit qu’on voyait bien que son prud’homme l’aimait de fol amour, et qu’au reste la maison était à la plus jeune autant qu’à l’aînée, et qu’elle n’en sortirait pas. Ce qu’entendant, la pucelle prit sa sœur par les épaules pour la pousser dehors, mais les garçons la battirent cruellement. Quand elle put leur échapper, elle se réfugia dans sa chambre et se mit à pleurer de tout son cœur dans l’obscurité. Alors l’Ennemi lui remémora la mort de son père et de sa mère, si bien qu’elle désespéra tout à fait, et finit par s’endormir de chagrin sur son lit, sans lumière. Le diable vit ainsi qu’elle avait oublié tous les avis du prud’homme, et il fut bien content. Il revêtit sa forme humaine, et, tandis qu’elle sommeillait, il s’approcha d’elle et il la posséda charnellement.
Lorsqu’elle se réveilla, elle connut bien ce qui lui était arrivé et elle se signa en disant : « Sainte Marie Notre Dame, que m’est-il advenu ! » Puis elle se leva et chercha qui lui avait fait ce qu’elle pensait, mais elle ne vit personne, et elle trouva sa porte fermée comme elle l’avait fermée : ainsi sut-elle que le diable l’avait engeignée.
Alors elle alla conter au prud’homme comment elle s’était trouvée honnie. Il ne la voulut tout d’abord point croire, disant que c’était merveille et que jamais femme ne fut dépucelée sans savoir par qui. Mais, frappé par ses protestations, il lui prescrivit pour pénitence de ne manger jusqu’à sa mort qu’une seule fois le vendredi et de s’abstenir à toujours de luxure, hors celle qui vient en dormant, dont nul ne se peut garder. Et elle le lui promit. Si bien que le diable comprit qu’il l’avait perdue et il en fut très courroucé.
III
Cependant, le temps vint où sa grossesse ne se put plus cacher. Et les autres femmes, en regardant ses flancs, lui demandaient qui l’avait ainsi engrossée.
— Que Dieu me refuse une heureuse délivrance, si je le sais !
— Avez-vous donc connu tant d’hommes ?
— Que Dieu ne m’accorde jamais d’être délivrée, si un homme, à ma connaissance, m’a approchée !
— Belle amie, disaient les femmes en se signant, sans doute vous aimez mieux que vous-même celui qui vous a fait cela, puisque vous ne le voulez accuser. Mais c’est grand dommage pour vous, car, lorsque les juges le sauront, il vous faudra mourir.
En ce temps-là, en effet, quand une femme était convaincue de débauche, si elle ne consentait à devenir fille commune, on en faisait justice. Aussi fut-elle bientôt appelée devant les juges. Mais, comme ils pensèrent que l’enfant n’avait commis nulle faute et qu’il ne devait pas être puni pour le péché de la mère, ils résolurent qu’elle ne serait pas jugée avant qu’il fût né.
Ils l’enfermèrent dans une forte tour en compagnie de deux femmes, les plus sages qu’on put trouver, pour l’aider le moment venu, et toutes les ouvertures furent murées, sauf une petite fenêtre au sommet, par où elles tiraient au moyen d’une corde ce dont il était besoin. Et c’est là que la demoiselle eut son enfant quand il plut à Dieu.
En le recevant les commères eurent grand’peur parce qu’il était plus velu que jamais nouveau-né n’a été. Et lorsqu’elle le vit ainsi la mère se signa et leur commanda de le descendre sur-le-champ pour qu’il fût baptisé.
— Et quel nom voulez-vous lui donner ?
— Celui de son aïeul maternel.
C’est ainsi qu’il fut appelé Merlin. Après quoi on le rendit à sa mère pour qu’elle le nourrit, car nulle autre femme n’eût osé allaiter un enfant si poilu et qui, à neuf mois, semblait déjà âgé de deux ans.
Or, quand il fut sevré, les deux femmes déclarèrent à sa mère qu’elles ne pouvaient demeurer dans la tour davantage.
— Hélas ! sitôt que vous serez sorties, on fera justice de moi !
— Nous n’en pouvons mais, répondirent-elles.
Sur quoi la mère se mit à pleurer amèrement et à se lamenter.
— Beau fils, disait-elle en prenant son enfant dans ses bras, je recevrai la mort à cause de vous, et pourtant je ne l’ai pas méritée, mais qui voudrait croire la vérité ?
À ces mots, le poupon la regarda en riant et lui répondit :
— Tu ne mourras pas de mon fait.
En entendant parler son enfant au maillot, la mère fut si ébahie, qu’elle ouvrit les mains et le laissa choir. Il se mit à vagir et à hurler, et les commères accoururent, croyant qu’elle avait voulu le tuer. Mais elle les détrompa en leur expliquant la merveille. Alors elles prirent le poupon ; pourtant elles eurent beau l’interroger : elles n’en tirèrent mot. À la fin, sur le conseil de la mère, elles feignirent de la rudoyer et elles lui dirent durement :
— Quel malheur que votre beau corps doive être brûlé pour cette créature ! Il vaudrait bien mieux que cet enfant ne fut jamais né !
— Vous mentez, cria tout à coup le nourrisson, et dites ce que ma mère vous fait dire. Laissez-la en paix ; vous êtes plus folles et plus pécheresses qu’elle. Nul ne sera assez hardi, tant que je vivrai, pour faire justice d’elle, hors Dieu.
Voilà les commères, émerveillées à leur tour, qui s’empressent de courir à la fenêtre et d’annoncer aux gens du dehors la nouvelle du poupon qui parlait. Le bruit en vint tôt aux oreilles du juge qui fit amener la mère pour la juger. Naturellement, elle eut beau lui répéter que nul homme ne l’avait approchée, il n’en voulut rien croire, et il allait la condamner, lorsqu’on entendit le petit Merlin, qu’elle tenait dans ses bras, s’écrier :
— Ce n’est pas de si tôt qu’elle sera brûlée ! Car si l’on condamnait au feu tous ceux et celles qui se sont abandonnés à d’autres que leurs femmes et leurs maris, il ne serait guère de gens ici qui n’y dussent aller ! Je le ferais bien voir, si je voulais. Et je connais mieux mon père que vous le vôtre, et votre mère sait mieux de qui elle vous a conçu, que la mienne ne sait qui m’a engendré.
À ces mots, le juge fut tout ébahi, mais en même temps fort courroucé, et il envoya quérir sa propre mère sur-le-champ, déclarant que, si Merlin ne prouvait ce qu’il osait avancer, il serait brûlé avec la sienne.
— Si vous m’en croyiez, dit l’enfant, vous laisseriez aller ma mère et ne feriez aucune enquête sur la vôtre.
— Tu ne te sauveras pas si facilement ! répliqua le juge. Mère, demanda-t-il quand la dame fut arrivée, ne suis-je le fils de votre loyal époux ?
— Par Dieu, beau fils, de qui seriez-vous donc né, sinon de mon seigneur qui est mort ?
— Dame, dame, reprit l’enfant, il faut confesser la vérité.
— Diable ! Satan ! fit la dame en se signant, est-ce que je ne la dis pas ?
— Non, car vous savez bien que votre fils est né d’un prêtre, à telles enseignes que la première fois que vous vous unîtes à celui-ci, vous lui dîtes que vous craigniez beaucoup d’être engrossée, parce que votre mari était loin de vous à cette époque. Est-ce vrai ?
— Beau fils, dit la dame, vas-tu croire ce que raconte ce diable ?
— Si cela ne suffit pas, reprit l’enfant, je vous dirai encore ceci. Lorsque vous vous sentîtes grosse, le prêtre courut le pays à la recherche de votre époux et fit tant et si bien qu’il le décida à coucher avec vous. Grâce à quoi votre seigneur ne douta point que l’enfant ne fut de son sang.
En entendant cela, la dame fut si troublée qu’elle dut s’asseoir. Son fils alors la regarda :
— Quel que soit mon père, lui dit-il, je suis votre fils et vous traiterai comme tel. Avouez donc la vérité.
— Pour Dieu, beau fils, grâce ! Je ne le puis celer : il en a été comme cet enfant dit.
— Il avait donc raison de prétendre qu’il savait mieux quel était son père que moi quel était le mien, et il ne serait pas juste que je condamnasse sa mère quand je ne condamne pas la mienne. Mais, dit le juge à Merlin, au nom de Dieu et pour ton honneur, et afin que je puisse disculper devant le peuple celle dont tu es né, déclare-moi qui t’a engendré.
— Eh bien, je suis le fils d’un Ennemi qui trompa ma mère. Et sache que ces Ennemis ont nom incubes et habitent dans les airs. Dieu a permis que j’eusse leur science infuse et leur mémoire, et je sais comme eux les choses faites et dites et passées ; mais, de plus, à cause de la bonté de ma mère, de son repentir et de sa pénitence, Notre Sire a permis que je connusse également les choses à venir. Ainsi puis-je te révéler que ta mère, en s’en allant, contera au prêtre qui t’engendra ce que je t’ai dit. Et, en apprenant que tu sais tout, il aura si grande peur qu’il s’enfuira, et le diable le conduira à un étang où il se noiera.
Ainsi en advint-il. Cependant la mère de Merlin se retira dans un monastère éloigné où elle vécut très saintement, et l’enfant grandit tranquillement auprès d’elle jusqu’à l’âge de sept ans.
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